lundi 23 juin 2008

Du malheur d'avoir de l'esprit.



Du malheur d'avoir de l'esprit...Ou la naissance d'une figure emblématique de la littérature russe, le triste grand frère d'Ivanov affublé d'une intégrité presque inhumaine.

Trop intelligent pour ses contemporains, trop provocateur pour trouver sa place dans l'étrange ballet de l'aristocratie moscovite, ce pâle cousin d'Alceste s'est amourachée de la plus idiote des petites perles que compte cette société conservatrice. Tchatski a forcément raison contre tous. Sauf que sa grande idée du monde finirait presque par le rendre ennuyeux...Visionnaire, colérique et perturbateur il remonte le fleuve à contre-courant et porte en chacun de ses gestes la marque désespérée de ces destins funestes.

La scène de Chaillot est grande. Infinie, les personnages s'y perdent, volant sur les planches vernis d'un magnifique parquet en point de Hongrie, cherchant des issues à cette vaste comédie où alpha aime beta qui lui même aime...Pour l'occasion Philippe Torreton a enfilé un large manteau à col fourrure, une silhouette très fifties pour une pièce plutôt 1800. Elégant et agaçant, notre Tchatski manque d'humour, à l'insu de la galerie de personnages dépravés et haut en couleurs que nous gribouille Alexandre Griboïedov. Ici les servantes portent le chandelier et se font tripoter sans broncher. Témoins lucides du superficiel va et vient amoureux de leurs maîtres, ces vieillards fardées qui singent les bonnes manières de la haute société française.

Tchatski l'insuportable qui ne supporte rien, le passionné vertueux amoureux de la plus belle ambassadrice de ce monde qu'il exècre, Tchatski, où la liberté, la belle, la grande liberté, celle qui lui permet de contempler d'en haut ces insectes sans imagination, ces pantins guignolesques en mal de modèles. Se débattre salement dans des sables mouvants et trouver le temps de faire un doigt à la populace. C'est un vieux personnage Tchatski, un intime, un tout petit bout de nous. Un gros morceau de moi. Libre comme un enfant malheureux, libre, enfin, d'aller droit dans le mur.

Texte : Alexandre Griboïedov

Mise en scène : Jean-Louis Benoît

Decreation, une chorégraphie de William Forsythe



Pour clôturer la saison danse au Théâtre National de Chaillot, William Forsythe nous offre une variation libre sur l'opéra de la poétesse canadienne Anne Carson. Un livret obtus et sans fioriture qui se propose de creuser jusqu'aux racines mythologiques du triangle amoureux.

Avec Decreation, le chorégraphe américain défie les lois de la gravité et se pose en anti-demiurge. Ici, on dissout la matière, on la tord, pour parvenir à cette forme d'hystérie qui finit toujours par habiter les corps amoureux. Cette quête épileptique de l'idéal, s'articule autour de trois séquences narratives entrecroisées : l'épisode mythologique de Mars et Vénus trompant Vulcain ; un texte de Marguerite Porète, écrivain du XIIIème siècle mettant en balance l'amour de dieu et l'amour courtois ; enfin une évocation spirituelle de la philosophe Simone Weil.

La mixité des propos vient très vite se diluer dans une unité formelle nerveuse et compulsive. La tension oblique des corps suit la ligne alternative et contrastée des émotions. Oscillant entre tendresse et rage, les danseurs évoluent maladroitement, comme s'ils étaient retenus par des chaînes invisibles. L'amour peut-être violent. Les visages, traqués par des canons optiques, apparaissent en géant en fond de scène. Il n'y a pas de musique, que celle des monologues et des répliques assassines que s'assènent les danseurs en anglais ou en allemand. Toutes les phrases sont distordues, bouclées dans un ralenti insoutenable qui transforme leurs mots en rugissements fantomatiques. La sono hurle jusqu'à saturation puis se tait d'un coup comme ça pour voir, pour laisser une toute petite place à l'harmonie ou au silence.

« You give me everything and I give you nothing ». Tout est là, dans ce delta insupportable qui se niche dans les attentes du couple ou du croyant. On prie secrètement pour la paix des âmes et des corps, pour le repos du danseur. On rêve d'une petite fenêtre ouverte. On respire finalement lorsque d'un mouvement commun, les danseurs viennent s'asseoir autour d'une grande table ronde, reculant leur siège en cadence, claquant leurs corps dans un heureux soupir de bodydrum. Puis une âme perdue monte sur la table toute maculée de charbon, et rentre dans une transe brutale. Autour d'elle, une ronde massive de visages hostiles vient renforcer la figure de l'isolement. Des spasmes, de l'excès, des cris. Finalement, le noir tombe sur la salle comme un étau. Le marathon est fini. Mais avec Forsythe, il vaut mieux que ce soit dit, il n'y a pas de répit.

Info complémentaire :

chorégraphie : William Forsythe
d'après un essai d'Anne Carson
mise en scène : William Forsythe
lumière : Jan Walther, William Forsythe
musique : David Morrow
costumes : Claudia Hill
dramaturgie : Rebecca Groves
vidéo : Philip Bussman
son : Niels Lanz, Bernhard Klein
caméra ; Ursula Maurer

avec

Yoko Ando, Cyril Baldy, Francesca Caroti, Dana Caspersen, Amancio Gonzalez, David Kern, Ioannis Mantafounis, Fabrice Mazliah, Roberta Mosca, Tilman O´Donnell, Nicole Peisl, Georg Reischl*, Jone San Martin, Parvaneh Scharafali, Richard Siegal*, Yasutake Shimaji, Ander Zabala

jeudi 12 juin 2008

Méliès, magicien du cinéma



Abracadabra, et un lapin sort du chapeau. Chez Georges Méliès, inventeur du trucage cinématographique et magicien de génie, le lapin aura vite fait de se transformer en décapité récalcitrant ou en homme-tronc, humour caustique oblige.

Ce qui fascine chez cet ensorceleur de pellicule, c'est la résonnance que trouve encore son oeuvre aujourd'hui à l'ère de la 3D m'as-tu-vu et du tout numérique. L'envoûtement est total. On déambule dans une semi-obscurité, fasciné par les automates et les effets d'illusionnistes du siècle dernier. Un univers où se mèlent baroque forain et féérie colorisée.

Avec cette exposition, la Cinémathèque Française fait une proposition de voyage à la source du cinématographe ; à travers le destin tourmenté de ce virtuose, de son âge d'or en 1900 à son déclin après l'apparition des géants Pathé, Gaumont et Eclair. Une réplique de son fameux studio de Montreuil, et des croquis de machinerie nous emmènent au coeur de la folie visionnaire de ce chef d'orchestre qui fut tour à tour, acteur, décorateur, producteur et réalisateur. Une incroyable autonomie dans la chaîne de production qui pourrait aujourd'hui donner des complexes aux auteurs les plus libertaires de la Nouvelle Vague et du Dogme.

Assis en tailleur dans la pénombre, au milieu des chuchotments et des accords de musiques d'un autre âge, les visiteurs écoutent, regardent et se donnent du coude pour les séquences les plus burlesques. Tout est là, le mythique « Voyage dans la lune » (1902) avec ses astres-tarte à la crème, ses explorateurs encapsulés et ses femmes-étoiles, et ses autres films moins connus comme « l'homme orchestre »(1900), « l'homme à la tête de caoutchouc »(1902) ou « La conquête du Pôle » (1912). On aimerait comprendre comment les femmes tombent du ciel retenues par leurs ombrelles, comment les têtes volent pour s'accrocher à une portée musicale, mais voilà, le propre de la magie c'est qu'on ne peut l'expliquer.

Georges Méliès, avant la Grande Guerre, est tombé dans l'oubli, vendant des jouets à Montparnasse pour subsister. Alors on pense à lui, à l'héritage qu'il a légué, on souhaiterait voir des ponts entre son oeuvre et le cinéma actuel, on aimerait revoir le clip-hommage des « smashing pumpkins », on se prendrait même à rêver d'un débat entre deux Georges. Lucas versus Méliès. Sans gant de boxe, juste comme ça, juste pour voir si Malraux avait raison quand il disait : « N'oublions pas que le cinéma, hélas, est aussi une industrie ».

Fiche exposition :
La Cinémathèque Française
Exposition-Rétrospective à partir du 16 avril.
Du lundi au samedi de 12h à 19h et le dimanche de 10h à 20h.